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    "LES QUESTIONS, il vaut mieux se les poser tout de suite et, comme beaucoup d'autres CHU, nous avons plus de questions que de réponses, indique Philippe Banvillet, directeur adjoint et coordinateur général pour l'an 2000 du centre hospitalier universitaire (CHU) d'Amiens. Dans ce domaine, je suis partisan de la plus grande transparence." Voilà qui ne laisse pas in différent quand on songe à l'immense chantier que représentent les 56 CHU et les 3 500 hôpitaux de France. Rien qu'à Amiens (1 800 lits, 5 000 personnes), on a répertorié plus de 10 000 appareils et systèmes électroniques (technique-logisitique, systèmes biomédicaux et systèmes d'information) susceptibles d'être touchés par le bogue.

    Dans cette course contre la montre, l'accident qui a eu lieu en septembre 1998 à l'hôpital Edouard-Herriot de Lyon après un problème sur un groupe électrogène de secours, entraînant indirectement le décès de dix patients alors en réanimation, a sensibilisé tout le monde. Si, dans ce cas, la date n'est pas en cause, cet accident a cependant démontré la faiblesse potentielle des systèmes techniques et électroniques vitaux.

    Si 95 à 98 % des appareils bio médicaux ne sont pas concernés par le bogue, les quelques pour-cents restants peuvent être vitaux. C'est le cas de l'automate pour la numération de la formule sanguine, qui donne des résultats erronés ou du stimulateur cardiaque temporaire qui flanche. Sans oublier l'appareillage électronique installé au domicile des patients, comme pour la dialyse, qui reste difficile à recenser et donc à tester.

    "Notre message tient en une phrase : risque vital, incertitude zéro", assure Philippe Cirre, sous-directeur des systèmes d'information et chargé de mission sur le bogue à la direction des hôpitaux. En novembre 1998, le secrétariat d'Etat à la santé a demandé aux hôpitaux et cliniques d'inventorier le matériel, de mener des analyses d'impact, de questionner leurs fournisseurs, puis de réaliser les tests nécessaires. Pour les y aider, la direction des hôpitaux a mis au point, à partir d'études réalisées dans trois CHU pilotes, un guide méthodologique "Passage à l'an 2000 en milieu hospitalier".

    Cette action d'envergure de mande une prise de conscience et une implication de toutes les uni tés fonctionnelles. A Amiens, par exemple, la direction a mis en place un réseau de 150 correspondants (chef de service, secrétaire médicale, spécialiste en informatique…) en charge de la sensibilisation de terrain et des remontées d'information. Car la "bombe" du millénaire est un casse-tête chinois.

    La hantise : l'appareil qui pour rait échapper au recensement, ce lui qui circule entre les services ou celui qui aurait dû être réformé et qui ne l'a pas été. L'évaluation des risques est également complexe. Deux mille appareils à l'hôpital amiénois sur les 10 000 utilisent une horloge temps réel avec des impacts divers : certains dont les données sont opérationnelles pré sentent un problème d'affichage, d'autres génèrent des données erronées ou tombent en panne. Les ingénieurs ont été confrontés à des cas insolites, comme celui de deux appareils absolument identiques, l'un cessant de fonctionner et l'autre pas, sans que l'on sache pourquoi.

    Il y a aussi certains équipements compatibles qui ne le sont plus dès qu'on les connecte. Beaucoup d'établissement ont pris l'habitude d'adapter le matériel standard du commerce à leurs besoins en ajoutant des boîtiers. L'assurance du fabricant que ses appareils passent bien l'an 2000 ne présage donc en rien de la sûreté du matériel "personnalisé".

    Chaque hôpital public a dû mener un travail de fourmi, en questionnant tous les fournisseurs par lettre recommandée (400 en moyenne) : fabricants d'appareils, mais aussi fournisseurs de services d'eau, d'électricité et de télécommunications. Et considérer la dégradation de qualité : on connaît mal l'impact des micro coupures sur les systèmes électroniques. "Une simple baisse de pression de l'eau, explique Bernard Clayes, ingénieur technique et logistique au CHU d'Amiens, empêche le bon fonctionnement des blocs opératoires. De même, au bout de deux heures de coupure, la situation sanitaire (toilettes, douches) devient vite ingérable."

    "S'il y a aujourd'hui une dynamique d'action dans les grands hôpitaux, la situation globale reste très hétérogène, déclare François Grimonprez, directeur du départe ment plateau technique du Centre national de l'expertise hospitalière. Beaucoup de sites n'ont pas encore effectué leur inventaire, et d'autres se sont lancés dans les cor rections sans même faire d'inventaire et sont obligés de revenir en arrière. Les fournisseurs renvoient les hôpitaux et les cliniques sur leur site Internet alors que la plupart ne sont même pas branchés !" Sur le plan national, Philippe Cirre confirme que cette sensibilisation concerne aussi bien le public que le privé, "mais il est évident que, sur le terrain, il y a des disparités : la plupart des petits établissements sont en dé calage".

    Il est plus que temps que les grosses unités qui y rechignent encore partagent leur savoir-faire avec ceux qui sont en retard, déclare en substance Philippe Pucheu, responsable des études à la Fédération des établissements hospitaliers et d'assistance privés (Fehap). "La notion d'enjeu national et d'action pour le bien commun n'est pas encore passée dans les esprits", reconnaît Philippe Banvillet. Un point de vue partagé par Patrick Tauziac, consultant an 2000 chez ON-X Consulting, société qui a participé à la rédaction du guide méthodologique : "Pour des raisons culturelles, les grands hôpitaux et les établissements plus modestes, le secteur public et le secteur privé n'ont pas l'habitude de collaborer. Autre exemple, dans le milieu hospitalier, le bogue souligne le clivage entre le monde administratif et le monde médical, qui cohabitent difficilement : l'un raisonne en ‘équipements impactés’, l'autre en ‘processus de soins’. Il y a égale ment un manque de coordination entre les ministères et les collectivités locales : personne n'a demandé aux services de santé des armées de partager leur connaissance de la gestion de crise en contexte dé gradé."

    Tous les hôpitaux devront mener, entre avril et septembre, les tests avec les fournisseurs, mais ces derniers n'auront pas forcé ment toutes les ressources humaines nécessaires pour faire le travail dans les temps. "C'est une grosse préoccupation, avoue Phi lippe Cirre ; mais, s'il y a la moindre incertitude sur un matériel vital, la consigne est de ne pas l'utiliser, même s'il n'y a qu'un risque sur cent."

    Impossible d'avoir un état des lieux national tant que les tests ne sont pas achevés. En attendant, on prépare des plans alternatifs et des plans d'urgence, et l'ensemble du personnel hospitalier sera en alerte maximale pendant la période du 25 décembre au 5 janvier. "D'autant que, ajoute Philippe Cirre, si les hôpitaux et les cliniques qui ne sont pas prêts renvoient leurs patients vers les CHU, l'asphyxie, voire l'embolie, est à craindre." De plus, conséquence des fêtes, il ris que d'y avoir un afflux aux urgences au moment même où il en faudrait le moins possible. Le paradoxe, c'est que le ministère devra demander aux patients qui le peuvent de décaler leur hospitalisation programmée (50 % des cas), sans que cela jette la suspicion sur la qualité des soins en fin d'année. Le ministère fait confiance aux Français et à leur bon sens. Reste à savoir si la réciproque est vraie.

    Natacha Quester-Séméon et Jean-Rémi Deléage